L’ANL au secours des langues en voie de disparition ?

Revitaliser les langues des Premières Nations

La préservation des langues autochtones est l’un des grands enjeux culturels du Canada depuis le début du XXIe siècle. David Macfarlane, professeur de langue bilingue, conseiller pédagogique et formateur d’enseignants, est convaincu, au même titre que l’ensemble des experts en langue seconde versés dans l’Approche Neurolinguistique (ANL), que c’est grâce aux stratégies particulières de cette pédagogie d’enseignement des langues vivantes qu’une telle mission pourra être menée à bien.

Ainsi, depuis 2012, le professeur Macfarlane s’implique dans le mouvement de revitalisation des langues des Premières Nations canadiennes, en particulier dans la province du Nouveau-Brunswick et dans les Territoires du Nord-Ouest. Lors d’un entretien avec Olivier Massé, Directeur des formations du CiFRAN, il s’est confié sur le choix de certaines communautés autochtones de faire spontanément appel à l’ANL ainsi que sur les difficultés rencontrées lors de sa mise en œuvre malgré l’implication du gouvernement et, bien sûr, des communautés elles-mêmes pour revitaliser leurs langues.

Contexte tragique et planche de salut

Ce sont plus de 70 langues autochtones qui ont encore des locuteurs au Canada, en dépit du fait qu’elles ont longtemps été prises pour cible par les politiques coloniales des Européens. Ces langues continuent d’ailleurs de subir les conséquences des mesures d’assimilation perpétuées jusqu’à la fin du siècle dernier. Pendant de nombreuses années, les Premières Nations se sont vu brutalement interdire l’usage de leurs propres langues. Dès qu’un mot « indien » (un terme très péjoratif dans ce contexte) était prononcé dans les pensionnats où les enfants issus des peuples autochtones étaient emmenés de force pour y suivre une éducation canadienne, c’est-à-dire « à l’anglaise », la brutalité était notoire. Ces vingt dernières années, de nombreux témoignages ont levé le voile sur les actes infâmes et les traumatismes. Linguistiquement parlant, il en résulte de nos jours un nombre très restreint de personnes encore capables de parler dans les langues des premiers peuples du Canada. En conséquence, la transmission de ces langues autochtones aux nouvelles générations s’avère plus que difficile. Revalorisés dans leur identité et leur culture depuis peu, les peuples autochtones sont bien conscients que, si aucune action n’est menée, leurs langues seront vouées à disparaître. C’est dans ce contexte qu’a été initié un mouvement de revitalisation de ces langues. 

Mais comment enseigner une langue qui, jusque-là, ne l’avait jamais été ? Conscients de cette difficulté, plusieurs membres des Premières Nations se sont naturellement tournés vers les professeurs de français langue seconde, puisqu’ils avaient déjà reçu un enseignement du français au Canada dans les années 2000. Face au constat d’échec de l’approche classique du français, ils ont vu une opportunité dans l’ANL, une approche qui s’appuie d’abord et avant tout sur l’oral et avec laquelle on apprend à parler avant de prendre un stylo. Ainsi se sont-ils rapprochés de spécialistes en ANL, tel David Macfarlane, qui avait formé des enseignants de FLS à l’ANL dans les provinces du Nouveau-Brunswick et dans les Territoires du Nord-Ouest. Le formateur a ainsi été amené à collaborer à l’élaboration de programmes au sein d’un organisme qui prend en charge l’éducation des Premières Nations dans ces régions. L’ANL, qui avait déjà fait ses preuves sur le pur plan de la dynamique de classe, a alors été confronté à de nouveaux défis : de nature économique, tout d’abord, puisqu’il n’y avait souvent tout simplement pas de classe, les communautés autochtones ayant dû collecter des fonds importants pour construire des infrastructures d’accueil puis créer des supports pédagogiques ; de nature éducative, ensuite, par le fait que très peu de locuteurs autochtones maîtrisent leur langue à un niveau qui les rend capables de la transmettre de manière systématique. C’est dans ce contexte que l’ANL est apparue comme une opportunité, puisque cette approche permet d’utiliser immédiatement la langue en travaillant par blocs d’unités thématiques, sans passer par de complexes abstractions grammaticales.

Un sentier semé d’embûches

Une approche pédagogique visant le développement de la littératie au travers de l’apprentissage d’une langue seconde et basant l’essentiel de ses stratégies d’enseignement sur l’oral, voilà un programme qui semblait prometteur pour revitaliser les langues des Premières Nations canadiennes. Cependant, les obstacles à la mise en place d’un tel programme se sont avérés nombreux. Les difficultés rencontrées ont d’abord été d’ordre démographique, car, pour les raisons évoquées précédemment, les locuteurs de langues autochtones se font de plus en plus rares. D’après David Macfarlane, « dans certaines communautés, ils se comptent désormais sur les doigts d’une main », et seuls les anciens sont réellement capables de parler leur langue couramment ; malheureusement, leur âge trop avancé anéantit leur motivation à l’enseigner. Un autre problème, touchant à l’équité, concerne la forme dialectale à enseigner, car chacune des langues autochtones qu’on croit avoir identifiées se subdivise au sein des communautés en plusieurs idiomes. Comment choisir le dialecte à prioriser ? Pour mettre en forme des supports écrits et créer des programmes adaptés, il faut bien s’entendre sur une manière correcte de parler. Or, et même s’ils en seraient capables, certains enseignants indigènes ne souhaitent pas communiquer dans un dialecte autre que celui qu’ils considèrent comme le leur, ce qui, évidemment, n’encourage pas vraiment les interactions entre les différents groupes d’apprenants. Enfin, la dernière difficulté – et non la moindre – est le nombre d’élèves qui s’est souvent avéré très réduit, principalement à cause d’un manque d’intérêt pour ces langues à l’intérieur des communautés mêmes, et ce, surtout dans la jeune génération, qui ne voit pas spontanément l’intérêt de faire l’effort d’aller en classe pour maîtriser une langue qu’ils n’auront que peu l’occasion d’utiliser.

Un choc des cultures à surmonter

Les traumatismes engendrés par les « pensionnats indiens » affectent également la démarche pédagogique de l’ANL. En effet, dans cette approche, les séances de classe se déroulent normalement dans la langue enseignée. Or, ces professeurs autochtones qui ont, pour la plupart, été envoyés dans ces pensionnats où il ne leur était pas permis de parler (même entre eux) leur langue maternelle, envisagent difficilement aujourd’hui d’interdire à leurs élèves de communiquer en anglais ou en français (leur langue d’usage au quotidien). Ils ne veulent pas causer chez leurs apprenants un traumatisme semblable à celui qu’ils ont eux-mêmes vécu lorsqu’ils étaient plus jeunes. Un long travail méthodique de reconstruction des représentations et de mise en confiance est donc nécessaire pour qu’ils se sentent à l’aise d’enseigner au travers d’une « conversation naturelle » dans la langue autochtone pendant la classe et qu’ils puissent ainsi appliquer la démarche de l’ANL de manière véritablement efficace.

Les freins culturels à la mise en place du dispositif pédagogique visé sont, de fait, nombreux, et pas seulement du côté des enseignants. La modalité même de la communication langagière traditionnelle des peuples autochtones rend le déroulement des séances difficile quand la règle impose, lorsque l’on se regroupe, que ce soit toujours les aînés qui mènent les échanges et que les plus jeunes attendent que l’on s’adresse directement à eux pour exprimer leurs opinions. Cet état de fait n’aide pas à créer des conversations spontanées, situation visée pour développer l’aisance en langue cible. Par ailleurs, et même si l’on s’accordera à dire que l’on peut tout exprimer dans toutes les langues, certaines difficultés linguistiques sont bien réelles quand certains mots, voire certains concepts, n’existent pas dans la langue autochtone enseignée. David Macfarlane évoque en exemple le fait que la majorité de ces langues ne possède pas d’équivalents pour des mots comme pollution ou chauffage central, alors que dans un certain nombre de champs référentiels, elles font preuve d’une extrême variété de vocabulaire. Dans beaucoup de ces langues, il existe un mot différent pour chaque membre de la famille, selon qu’on parle d’un oncle du côté du père ou de la mère, par exemple, et que celui-ci est l’aîné, le cadet ou le second fils, etc. Dans d’autres langues autochtones, tel l’inuktitut, il existe une multitude d’expressions pour décrire la neige selon sa texture, sa profondeur, sa couleur, etc. Comment enseigner aux jeunes à exprimer ces nuances s’ils ne les perçoivent plus au quotidien ?

Dans le même registre référentiel des difficultés, il faut également noter que, la plupart du temps, les élèves qui suivent ces cours se connaissent bien et font souvent partie de la même famille. Si l’on pose une question à un élève sur un membre de sa famille qui se trouve être un autre apprenant de la classe, cela n’aura pas toujours de sens pour lui et pourra engendrer des situations embarrassantes, des allégeances coutumières devant être respectées. Certains sujets de conversation ou certaines questions visant à leur donner l’occasion de s’informer sur les pratiques des uns ou des autres ou sur la famille peuvent donc paraître artificiels, hors de propos, alors même que l’on souhaite faire apprendre la langue au travers d’une « communication authentique ». Il faut donc redoubler de créativité pédagogique pour obtenir un engagement langagier actif chez ces jeunes gens.

Enfin, au-delà des déclarations d’intention, on peut aussi s’interroger sur l’implication véritable des institutions canadiennes dans le mouvement de revitalisation des langues autochtones. Depuis 2015, le gouvernement fédéral annonce vouloir s’engager plus fortement pour la préservation de l’héritage des Premières Nations et accompagner les dix provinces et les trois territoires qui forment le Canada. Il y a, assurément, un changement de génération et une réelle volonté du gouvernement de réparer les torts infligés aux communautés autochtones et de faire comprendre à la majorité blanche l’importance de cet héritage. Nous avons aujourd’hui conscience que la perte d’une langue, c’est la perte d’une branche de l’arbre de l’humanité. Cela dit, les écoles autochtones qui se trouvent au sein des communautés, même si elles dépendent financièrement du gouvernement fédéral, ne peuvent recevoir d’aide d’un ministère de l’éducation au niveau de ce gouvernement, car l’éducation reste du ressort des gouvernements provinciaux au Canada. Les nouvelles orientations politiques subissent de ce fait un déficit structurel de coordination. De plus, la dépendance légale imposée par les anciens régimes sur la gouvernance des collectivités autochtones demeure forte et pèse, elle aussi, lourdement sur les initiatives. On compte aujourd’hui environ 600 communautés autochtones, qui, pour bon nombre d’entre elles, se considèrent comme indépendantes les unes des autres. Pour aider à la préservation de ces langues, il n’y a donc pas d’autre moyen que de procéder au cas par cas, patiemment, lentement, alors que, pendant ce temps, elles s’effacent…

Un avenir partiellement optimiste

Qui pourra encore parler les langues autochtones du Canada dans les prochaines années ? Il est difficile de répondre à cette question, car tout ce qui touche aux Premières Nations demeure un sujet sensible en Amérique du Nord. Et la liste des difficultés évoquées par David Macfarlane est bien longue lorsqu’il compare la mise en place du curricula ANL visant la revitalisation de ces langues avec ce qui a pu être fait pour l’enseignement du français langue seconde, par exemple. Pourtant, le pédagogue reste optimiste, du moins pour un grand nombre de ces langues. 

Certaines communautés autochtones sont en effet parvenues à inverser la tendance, comme les Micmacs en Nouvelle-Écosse, qui ont implanté un programme d’immersion il y a quinze ans. Certains élèves ont ainsi suivi leur éducation entièrement en micmac, et ils sont désormais capables de l’enseigner à leur tour. En créant un tel cercle vertueux, cette communauté a réussi à sauver sa langue. Le cas du Nunavut doit aussi être évoqué : ce territoire situé dans le nord du Canada est l’un des moins peuplés du monde avec seulement 39 536 habitants pour une superficie totale d’environ 2 millions de km². L’inuktitut, la langue qui y est parlée, se subdivise en 16 dialectes. Leurs locuteurs se sont toutefois mis d’accord pour qu’un seul dialecte ne représente l’inuktitut officiel, c’est-à-dire la langue à enseigner dans les écoles. À côté de ces quelques réussites, malheureusement, le manque de visibilité sur la situation des langues de beaucoup de communautés est notoire, car il y a une insuffisance évidente de spécialistes sur place. 

Au terme de plusieurs années d’intervention auprès des Premières Nations, David Macfarlane a observé que de nombreux dialectes sont déjà en train de s’éteindre. Il est donc impératif de fournir des efforts importants rapidement si l’on veut parvenir à susciter l’intérêt des plus jeunes afin de les impliquer à leur tour, sans quoi le patrimoine linguistique et culturel qu’ils incarnent disparaîtra. Pour les langues ayant suffisamment de locuteurs engagés dans les dispositifs qui ont pu être mis en place ces quinze dernières années et pour celles qui accepteront de se moderniser, notamment dans leur vocabulaire, leur pérennité devrait toutefois être assurée pour les prochaines générations.

 

Synthèse réalisée par Olivier Massé et Cassandre Pimont

à partir d’un entretien avec David MacFarlane réalisé le 30 avril 2021

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