par Alejandro Hernández Jaramillo (San Luis Potosí, Mexique)

Notre analyse de la crise s’appuie sur des données constitutive de la crise elle-même

Nos sociétés sont constamment menacées par un grand nombre de problèmes — migratoires, sanitaires, économiques, pour ne citer que quelques exemples — qui se transforment rapidement en crises. Lorsque nous souhaitons trouver des solutions, nos réflexions ne se concentrent souvent que sur l’observation de nombreuses données constitutives de ces crises elles-mêmes (chiffres, pourcentages, etc.). Ainsi, nous nous retrouvons vite dépassés : nos tentatives de solution paraissent insuffisantes, de nouveaux problèmes majeurs émergent et nous réalisons que, lorsque cela aurait été possible, il aurait mieux valu prévenir que guérir.

Bien entendu, il n’est point possible de tout prévoir. Mais, décennie après décennie, siècle après siècle, des crises semblables se répètent. De plus, il semblerait que nous n’ayons guère appris à collaborer en dehors de ces occasions critiques où il s’agit de protéger nos intérêts et d’augmenter nos rendements – surtout financiers! –. Et l’éducation dans tout ça?, demande l’autre. En réalité, en dehors des périodes où sont publiés les résultats d’évaluations comparant les performances des étudiants dans le monde (comme les enquêtes PISA), le débat public ne semble guère s’intéresser aux disciplines qui, lorsqu’elles accomplissent pleinement leur mission, nous permettrait de former des citoyens et des gouvernants capables de résoudre des problèmes, de faire de la prévention et de travailler ensemble non pas pour les intérêts de certains particuliers, mais véritablement pour le bien commun.

La résolution de problèmes et la prévention sont, par définition, des habiletés

La résolution de problèmes et la prévention sont, par définition, des habiletés, car elles exigent la mobilisation organisée d’un grand nombre de ressources (qu’elles soient cognitives, sociales, etc.) et sollicitent notamment le travail collaboratif.  Or, lorsque les écoles et les Universités se préoccupent de mener au développement de ces capacités, elles remplissent leurs formations de contenus factuels (chiffres, définitions, jargon technique, etc.) que les étudiants doivent apprendre individuellement. Et si, contrairement à ce que l’on croit depuis longtemps, ce type de contenu et cette modalité d’enseignement ne contribuaient pratiquement en rien à la formation de citoyens capables de travailler pour le bien collectif?

Depuis de nombreuses années, les neurologues distinguent deux types de mémoires à long terme : l’une déclarative (ou explicite); l’autre, procédurale (ou implicite). La première emmagasine des faits, des connaissances que nous pouvons formuler langagièrement – les composantes d’un système ou une règle de grammaire – ; la seconde s’occupe des habiletés – faire du vélo ou participer spontanément à une conversation –. Face à toute tâche, ces deux mémoires interviennent, mais tout porte à croire que la mémoire procédurale est à la base de toute action, alors que la mémoire déclarative n’agit, dans bien des cas, que comme un outil pour affiner les détails.

Un des progrès majeurs dans la compréhension des deux mémoires cités ci-dessus nous vient des travaux du Pr Michel Paradis. Selon ce célèbre neurolinguiste, il n’existerait point de lien entre la mémoire explicite et la mémoire procédurale. Par conséquent, les connaissances explicites ne peuvent en aucun cas se transformer en habilités. Or, ces affirmations sont à même de démolir l’édifice des pratiques éducatives en cours à peu près partout.

À quoi sert d’apprendre la grammaire ?

De nos jours, une séquence didactique type est supposé ressembler à ceci : d’abord, il faut faire apprendre des connaissances de manière inductive, c’est-à-dire, en faisant reconnaître des principes généraux et implicites à partir de l’observation de faits particuliers. Ensuite, il convient de proposer des exercices reprenant – de manière plus ou moins ludique – les contenus appris, afin de les intégrer dans la mémoire à long terme. Enfin, les étudiants sont censés mettre en pratique ce qu’ils ont systématisé lors de l’étape précédente. Cependant – selon la théorie de Paradis du moins – ce modèle comporte une contradiction majeure : la mise en pratique spontanée des contenus appris ne découlerait pas de la systématisation, puisque les connaissances relèvent de mécanismes neuronaux tout à fait différents de ceux des habiletés. Et de toute façon, cette séquence didactique idéale est loin d’être la norme dans le monde. À la place, une relation pédagogique verticale domine et, bien souvent, la question qui hante les enseignants n’est pas de savoir comment favoriser l’acquisition d’habiletés, mais de comprendre pourquoi leurs élèves sont rarement silencieux et attentifs.

À la lumière des considérations que nous venons de mentionner, les systèmes éducatifs du monde auraient tort de vouloir former des citoyens par la transmission de tonnes d’informations. Qui plus est, ce modèle pourrait ne représenter qu’une perte de temps pour les enseignants et pour les étudiants. Un exemple bien connu qui illustre ce triste fait nous vient de l’enseignement des langues étrangères : les apprenants peuvent avoir d’excellents résultats aux tests et connaître toutes les règles grammaticales de la langue cible, tout en demeurant incapables de prendre part à une conversation. Il s’agit ici de ce que Claude Germain, professeur émérite de l’Université du Québec à Montréal, dénomme «  le paradoxe grammatical ».

Qui voudrait passer cinq heures par jour à écouter qu’un parler quelqu’un ?

Comment faire, alors, pour développer les habiletés ? La réponse est proverbiale : c’est en forgeant qu’on devient forgeron. En didactique, un concept savant appelle cela « la loi d’homologation maximale entre la fin et les moyens » (Puren, 2015). Cela signifie tout simplement que le contexte et les actions dans la classe doivent être aussi proches que possible du contexte et des actions que l’on est amené à rencontrer dans la vie quotidienne. Ainsi, comme le voulait le pédagogue français Célestin Freinet, si l’école cherche à former de bons citoyens, il faut faire en sorte que les élèves vivent et agissent comme de véritables citoyens dans la société qu’est déjà leur propre groupe classe (Puren, id.). Un autre concept, provenant cette fois-ci des sciences cognitives, semble confirmer l’importance du rapprochement entre la vie quotidienne et les salles de classes : le « principe de transfert approprié » (formulé par Norman Segalowitz en 2010 et repris par Joan Netten et Claude Germain et 2017) affirme en effet que, lorsque nous apprenons, nos cerveaux enregistrent tout autant les données visées que les contextes dans lesquelles celles-ci sont apprises.

Les principes, évoqués ci-dessus s’avèrent en résonnance avec la pédagogie par projet. Dans le cadre de cette approche, il faut tout d’abord partir de thèmes qui suscitent un intérêt authentique chez les apprenants. La mission des enseignants est ensuite de modeler les performances que les élèves auront à accomplir, puis de guider ces derniers lorsqu’ils réalisent des tâches. Par ailleurs, aucune tâche ne peut être menée à terme sans interactions ; notre vie quotidienne nous le confirme : nous passons la plupart de notre temps à parler, avec les autres autant qu’avec nous-mêmes. De plus, souhaiter à tout prix le silence en la salle de casse équivaut à vouloir passer outre la « loi de l’équivalence maximale » citée ci-dessus en même temps qu’à infliger un supplice aux apprenants. En effet, quel enfant ou adolescent sain d’esprit voudrait passer au moins cinq heures chaque jour assis à écouter un adulte qui parle sans répit au sujet d’informations sempiternellement théoriques ?

Les effets dévastateurs des mauvaises conceptions et pratiques pédagogiques vont encore plus loin en raison d’un autre facteur qui domine le champ éducatif : la vitesse à laquelle on espère couvrir les contenus et programmes scolaires. Selon le psychiatre français Boris Cyrulnik (2018), le désir d’apprendre, de communiquer et de s’intéresser aux autres dépend, en grande partie, de la présence d’un sentiment de sécurité qui se nourrit de l’apaisement que procure le ralentissement du rythme de vie. Des activités conviviales comme le jeu d’un instrument de musique, l’organisation d’un pique-nique ou l’exercice physique (qui, comme nous le savons, est une source de bienfaits pour le corps et le cerveau) sont d’une grande aide pour cette cause. Cependant, la priorité de beaucoup d’établissements du monde entier est la transmission accélérée d’informations, raison pour laquelle ils font volontiers des sacrifices : pauses de vingt minutes, à peine une ou deux séances d’exercice par semaine, des listes de devoirs sans fin, réduction des cours de musique et de cuisine, etc.

Comment les élèves vivent-ils leur réussite ?

Les résultats du dernier test PISA ont été publiés en novembre de l’année dernière. La grande surprise ? Selon ce test, la Chine a devancé le Singapour comme le pays ayant la meilleure éducation. Singapour a surpris le monde en devenant, en quelques années à peine, un pays leader en matière d’éducation. Sa façon d’y parvenir repose, entre autres, sur un rythme de travail effréné. Les applaudissements (et aussi l’envie) de nombreux autres pays ont été au rendez-vous. Mais comment les élèves vivent-ils leur réussite ? Avec du manque de sommeil, des problèmes de concentration et des dépressions. En 2016, l’année où ce pays a obtenu les meilleurs résultats au test PISA à plusieurs reprises, un garçon de 11 ans s’est défenestré après avoir annoncé à ses parents qu’il avait partiellement échoué à un examen. Vingt-cinq adolescents s’étaient déjà suicidés l’année précédente, et le taux de suicide des jeunes de 10 à 19 ans risque d’augmenter de 50 %.

Comme on peut le constater, la course effrénée pour la transmission de contenus factuels conduit à un double échec : socialement, former des citoyens incapables d’agir pour le bien commun ; individuellement, générer des personnes dont le désir d’apprendre est éteint et dont le cerveau est littéralement intoxiqué par un stress permanent. De plus, si nos sociétés continuent d’ignorer ce que les sciences de l’éducation ont à nous apprendre, peut-être que la démocratie ne sera bientôt qu’un terme démagogique. En effet, lorsqu’on s’attend à ce que les étudiants soient silencieux, prennent des notes et répondent à des questionnaires à choix multiples, que peut-on attendre d’eux en dehors des bancs d’école ? Ils sauront, sans aucun doute, se taire, prendre des notes et remplir efficacement des questionnaires.

Peut-on aspirer à former des citoyens qui se préoccupent pour le bien commun lorsque le diplôme sanctionnant la fin des études secondaires —pour citer un exemple concret— s’obtient par le remplissage individuel d’une copie et non par la présentation d’un projet collectif de loi ? Peut-on espérer avoir des individus épanouis lorsque les écoles ont été un obstacle au plaisir d’apprendre ?

Sources consultées 

Cyrunlik, B. (2018). Résilience : la douleur est inévitable, la souffrance est incertaine. [Vidéo]. Disponible sur: https://www.youtube.com/watch?v=O9ugzdoc5JQ

ARTE Documentaire (2018) [Vidéo]. Die Schule von Morgen (1/2). Réalisateur: F. Castaignède

Germain, C. (2017). L’approche neurolinguistique : foire aux questions. Québec : Myosotis

Germain, C. (2018). “Si vous ne voulez pas enseigner autrement, l’ANL n’est pas faite pour vous“. Le français dans le monde, n°417 Mai-Juin. [Propos recueillis par Olivier Massé].

Puren, C. (2015). Puren, C. (2015). Entre approche communicative et perspective actionnelle : prolongement, rupture, continuité ? [Vidéo] Disponible sur: https://www.youtube.com/watch?v=3mBPJGN9P_I&t=3712s

N.B. Le présent essai est inspiré de l’article « Del doble fracaso educativo », publié par l’auteur sur le journal numérique Astrolabio Digital en novembre 2019.

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